
J’hésitais à écrire de nouveau à propos du changement de paradigme géopolitique avant que l’on ne m’y incite. Il me semblait que j’avais écrit tout ce que j’avais à dire et qu’il n’y avait plus qu’ à observer ce qui se passe aujourd’hui. Au résultat ! Comme disent les artilleurs. Mais finalement, une petite synthèse ne fait pas de mal.
Cela fait depuis maintes années que j’évoque le changement de paradigme géopolitique. Je n’ai eu aucune révélation divine, simplement de la réflexion fondée sur des lectures et des échanges avec des amis.
Il y eu d’abord des discussions avec un ami qui a des compétences en économie et qui, en 2000, m’expliquait la fragilité de l’économie américaine : un tigre aux pieds d’argile.
Deux livres importants
Puis il y a eu le livre d’Emmanuel Todd « La fin de l’empire » publié en 2002. Emmanuel Todd est anthropologue et historien. Il se base sur des données anthropologiques, démographiques, pour tenter de prévoir la trajectoire que prend une société donnée. Son domaine est celui du temps long, loin des élucubrations superficielles, médiocres et réversibles des auto-proclamés experts de tout poil. Dans ce livre, l’auteur explique pourquoi les États-Unis n’ont pas les capacités de s’imposer comme unique puissance mondiale et comment ils tentent de masquer cela par des opérations militaires contre des adversaires de faible puissance.
Il y a eu ensuite le livre de Jacques Sapir « Le nouveau XXIe siècle – du siècle américain au retour des nations » publié en 2008. L’auteur analyse les mêmes symptômes de déclin relatif des États-Unis. De surcroît, il définit un concept intéressant, celui de siècle politique (plusieurs décennies pendant lesquelles une certaine combinaison de questions économiques, géopolitiques et sociales fait système) et surtout d’inter-siècle : cette période de transition entre deux siècles politiques pendant laquelle l’avenir semble incertain, le champ des possibles étant ouvert. En analysant la période de transition entre le XIXe et le XXe siècle (perte de la domination britannique, émergence du Japon et guerres hispano-américaines) et la réaction de la puissance dominante face à son déclin relatif, Jacques Sapir éclaire l’attitude des États-Unis depuis la chute de l’URSS et fait un parallèle saisissant. Par exemple, le programme F-35 ressemble étrangement à celui du cuirassier Dreadnought : une course aux armements, une fuite en avant technologique et mal orientée, qui engage des sommes folles pour un résultat opérationnel nul, tandis qu’ailleurs se développent des armements efficaces et moins coûteux.
Des maths
Enfin, il y a la courbe de Stuart Kauffman, une simple construction mathématique qui permet de proposer une ligne temporelle à la suite des événements. Stuart Kauffman est biologiste et mathématicien. Sa courbe décrit les phénomènes de transition de phase, de changement d’état, que l’on observe en biologie, et d’une façon générale dans l’évolution des systèmes complexes. L’idée est la suivante : on considère un ensemble de N éléments, on construit un à un des liens entre les éléments du système pris deux par deux, et ce, de façon aléatoire. En abscisse, on compte le nombre de liens créés et en ordonnée on mesure la taille du plus grand sous-ensemble d’éléments reliés entre eux. Il faut répéter cette simulation un grand nombre de fois et considérer la courbe moyenne. Le résultat est une courbe sigmoïde : au début, elle est quasiment plate, puis aux alentours de N/2, elle monte brutalement pour ensuite se stabiliser vers l’horizontale. C’est un changement d’état. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’il peut se passer beaucoup de petites choses en apparence anodines si l’on n’y est pas attentif, sans que cela se remarque de l’extérieur, mais à un moment donné, la combinaison de toutes ces petites choses fait masse critique et provoque le changement d’état.
À partir de cette courbe, il m’a suffit d’être attentif aux indices que je jugeais pertinents, les signaux faibles ou forts en somme, et mettre des dates en abscisse de la courbe. J’ai ainsi placé l’origine des abscisses en 2007/2008 et le point d’inflexion de la courbe en 2013/2014 pour les raisons que j’expose dans cet article. En suivant la courbe selon l’échelle des abscisses que nous ont procuré les événements, on atteint mathématiquement l’asymptote vers 2020/2022. Nous y sommes.
Asymptote
C’est ainsi que lorsque Vladimir Poutine a lancé son initiative de repenser le système de sécurité mondial en décembre dernier, j’ai immédiatement compris qu’il venait de donner le signal pour la mise en œuvre du nouveau paradigme géopolitique, et que derrière une guerre localisée se jouait un changement radical et global des relations internationales, l’entrée dans le XXIe siècle selon la définition de Jacques Sapir. Je l’expose dans cet article. Cela a été confirmé par la suite, par Vladimir Poutine lui-même, par Sergueï Lavrov et Dmitri Medvedev. À partir de ce moment, il ne fallait plus se focaliser sur la situation tactique, même si elle a son importance, mais sur la mise en place du nouveau système, en observant les voyages de Sergueï Lavrov (Chine, Inde, Iran, Pakistan, pays du Golfe…), les déclarations des uns et des autres, et aussi les prises de position ou les silences des pays non-alignés, c’est-à-dire du reste du monde. Et surtout les faits : la réorganisation des échanges commerciaux dans le monde ; la mise en place d’un système de sécurité face à l’OTAN ; la sortie de la Russie des organisations mondiales contrôlées par les États-Unis en attendant la création d’organisations parallèles ; la prochaine mise en place d’un système d’échanges bancaires alternatif à SWIFT… La voie est tracée. Toutes les pièces du puzzle sont sur la table, sauf la position que prendront les pays du bloc occidental actuel dans cette nouvelle organisation.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de savoir quand ni comment le reste du monde va s’organiser sans nous (de toutes façons, le temps s’accélère), mais comment va se faire notre atterrissage : en douceur ou en crash ? C’est donc vers les pays du bloc occidental qu’il faut tourner son regard, et un premier lieu vers les États-Unis qui en sont le centre : détecter les signaux faibles ou forts de l’effondrement de notre système. Imploser, exploser ou s’adapter ? Persévérer dans l’arrogance, l’ignorance, le fantasme et la bêtise ou bien reprendre contact avec la réalité ?
Il reste des comptes à régler
Récemment, Vladimir Poutine a déclaré qu’il allait y avoir des changement parmi les élites occidentales. C’est une évidence. Reste à savoir si les « élites » actuelles quitterons la scène :
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libres ;
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avec des menottes dans le dos ;
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ou bien la tête au bout d’une pique ?
Régis Chamagne