Poutine a-t-il lu Sun Zi ?

On juge un arbre à ses fruits et un acte à ses résultats, pas à ses intentions. Dans cet article, je reviens sur les derniers événements en Syrie, sous le prisme de la pensée de Sun Zi.

L’art de la guerre

Dans le premier article de son opus qui en compte treize, intitulé « Des plans », Sun Zi écrit :

« La guerre c’est l’art de duper. C’est pourquoi celui qui est capable doit faire croire qu’il est incapable ; celui qui est prêt au combat doit faire croire qu’il ne l’est pas ; |…]. Il faut attirer l’ennemi grâce à un avantage ; […] ; il faut le troubler en l’obligeant à s’emporter ; il faut le rendre arrogant en s’humiliant […]. C’est ce qui donne la victoire au stratège, on ne peut rien transmettre à l’avance. »

Il faut le troubler en l’obligeant à s’emporter

Ces derniers mois, on a pu assister à une forme d’emportement anti-russe de la part de certains politiques et médias occidentaux. Le comportement proprement hystérique du Premier ministre britannique ainsi que de certains ministres à l’occasion de l’affaire Skripal a rompu radicalement avec une certaine tradition diplomatique anglaise « bien comme il faut ». On peut observer la même hystérie de la part de la plupart des médias bien-pensants et des néocons qu’ils soient américains, français ou anglais.

Qu’est-ce qui a bien pu les pousser à s’emporter ?

  • Une auto-intoxication qui se serait heurté à la réalité ? C’est bien possible. En tous les cas, il me semble que c’est bien la première fois dans l’histoire des hommes que l’on observe des élites intoxiquées par leur propre propagande, et ce n’est pas un signe de santé mentale. Elles se seraient emportées toutes seules, sans que la Russie ait eu besoin de déployer une quelconque stratégie.

  • Des actions de la Russie visant délibérément à troubler cette caste de néocons de sorte à ce qu’ils s’emportent ? C’est également possible. L’ouverture de médias russes dans les pays occidentaux (Sputnik, Russia Today, etc.) qui offrent d’autres analyses que celles assénées par la Sainte inquisition médiatico-politicienne provoque des réactions de colère de la part des censeurs qui voient filer sous leurs doigts leur pouvoir absolu de contrôle des consciences.

  • Une combinaison d’événements que nous appellerons hasard, tout simplement ? C’est encore possible. La stratégie de Vladimir Poutine visant à rechercher l’équilibre, sans forcément vouloir troubler un adversaire déjà passablement excité et armé jusqu’aux dents, se serait heurté à l’impatience d’un gosse qui s’imaginerait être tout puissant et aurait provoqué ces crises d’hystérie.

Stratégie mûrement réfléchie, hasard ou auto-intoxication suicidaire, qui sait ? En tous cas, le résultat est là, qui nous donne un indice de qui vaincra et qui sera vaincu.

Il faut le rendre arrogant en s’humiliant

Depuis le début de l’intervention russe en Syrie, la position de Vladimir Poutine à l’égard d’Israël avait été pour le moins conciliante. La Russie avait sursis à la livraison des S-300 (déjà payés) à la Syrie, à la demande d’Israël. La Russie tolérait qu’Israël menât des raids en Syrie à condition de ne pas cibler les forces russes. À tel point que certains observateurs considérait que Vladimir Poutine n’était pas suffisamment ferme, voire qu’il acceptait des humiliations de la part de ses adversaires.

Le président russe s’est-il sciemment laissé humilier pour rendre ses adversaires arrogants ? A-t-il tout simplement tenté de rechercher un équilibre de façon à créer les conditions d’une paix régionale à long terme, quitte à accepter beaucoup de compromis ? L’État d’Israël a-t-il besoin d’une aide extérieure quelconque pour être arrogant ?

Toujours est-il que le résultat est là, et que cela a produit la destruction d’un avion de guerre électronique russe et la mort de son équipage. En tendant ce piège, Israël aurait-il voulu tester la Russie dans une perspective lointaine d’avoir de l’influence sur sa politique étrangère ? Du reste, on ne sait même pas si cette manœuvre israélienne a été décidée au niveau politique ou au niveau militaire.

Que de conjectures. En tous cas les résultats sont là, et ils nous donnent des indices sur qui vaincra et qui sera vaincu, selon la formule de Sun Zi.

Basculement

Le changement de situation provoqué par cet « incident » relève d’un basculement géopolitique. Dans les faits :

  • La Syrie va recevoir les S-300 qu’elle avait achetés à la Russie.

  • La Russie va doter la Syrie de moyens de guerre électronique offensive extrêmement performants qui seront à même de créer, dans la région, une bulle électromagnétique de plusieurs centaines de kilomètres de rayon, quasiment impénétrable.

  • La Russie va doter la Syrie de moyens de commandement et de contrôle ultra-modernes qui lui permettront de disposer d’un système intégré de défense aérienne très performant, lui-même fortement coordonné avec le système russe en place en Syrie.

  • La Russie va renforcer considérablement ses propres moyens de guerre électronique en Syrie.

Les conséquences sont :

  • Une cristallisation des alliances. Israël, que la Russie traitait jusqu’alors avec bienveillance, fait objectivement partie du camp des adversaires de la Russie.

  • La Syrie possède en propre des moyens efficaces d’engager tout aéronef qu’elle pourrait considérer comme hostile.

  • Tsahal ne pourra plus faire ce qu’il veut dans le ciel libanais ni aux alentours. L’armée de l’air israélienne a perdu la supériorité aérienne dans la région.

  • La Turquie va devoir éclaircir sa position à l’égard de la Syrie.

 

Devant la 73e Assemblée générale des Nations Unies, le ministre syrien des Affaires étrangères, Wallid al-Mouallem, a lancé un appel à la France, aux États-Unis et à la Turquie, leur enjoignant de quitter immédiatement la Syrie. Aurait-on imaginé une telle déclaration il y a quelques mois ?

La transition de phase s’accélère.

Régis Chamagne