La vérité sortie du puits

Dans le processus de changement de paradigme géopolitique en cours depuis plus d’une décennie, la séquence qui vient de se dérouler en Syrie pourrait bien être un moment décisif, en tant qu’événement cohérent, et donc structurant, entre la réalité de la situation et la représentation de cette situation.

Pour le dire autrement : le roi est nu.

Petit rappel

Après l’effondrement de l’Union soviétique, certain idéologues ont voulu faire croire au monde que l’Histoire était finie : la mondialisation sous la férule des États-Unis était l’unique voie possible pour l’humanité, avec le libre échange pour doctrine économique et la suprématie militaire américaine pour l’imposer. Seulement voilà, la crise financière de 1997-1999 en Asie a commencé à fissurer l’édifice.

À partir du début du siècle, nous avons assisté à la montée en puissance économique de la Chine et à la reprise en main de la Russie par Vladimir Poutine.

La crise de 2007-2008 a fini par ouvrir la voie à la transition de phase entre l’ordre mondial du XXe siècle et celui du XXIe siècle qui s’ouvre :

  • Les BRIC, qui n’était qu’un acronyme inventé par un économiste britannique, Jim O’Neill, sont devenus une réalité géopolitique lors du sommet organisé le 16 juin 2009 à Iekaterinbourg, en Russie. En parallèle, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) a commencé à accueillir de nouveaux membres. Aujourd’hui, les sommets de l’OCS sont concomitants avec ceux des BRICS.

  • La Chine a entamé une manœuvre pour se débarrasser progressivement et de manière furtive de ses bons du Trésor américains, d’abord des bons à long terme, puis de ceux à moyen terme. La manœuvre semble s’accélérer en ce moment.

  • La Russie s’est lancé dans la modernisation à marche forcée de son économie et de son outil militaire : matériels, doctrine, structures de commandement.

Je date le point d’inflexion de cette transition de phase au 3 septembre 2013, quand deux missiles américains ont été interceptés par des missiles S-300 russes en Méditerranée orientale, obligeant le président Obama a renoncer à une offensive militaire contre la Syrie.

Alors que des indicateurs du nouveau rapport de force se faisaient jour – incident entre l’USS Donald Cook et deux SU-24 en mer noire en avril 2014, déploiement des forces aérospatiales russes en Syrie fin septembre 2015, opération militaire victorieuse contre le terrorisme en Syrie – les médias occidentaux continuaient de véhiculer l’image de l’ordre ancien. Ils persistaient à présenter l’armée américaine comme la plus puissante du monde, grâce à sa suprématie technologique… jusqu’au 13 avril 2018.

Une semaine historique

Il est inutile de rappeler le prétexte qui a amené les frappes américano-anglo-françaises en Syrie. L’essentiel n’est pas là. C’est la séquence elle-même qui nous intéresse : une semaine de psychodrame qui se conclut par un pet de lapin.

Drapés des oripeaux de la bien-pensance moralisatrice, nos trois pays accusent, pointent du doigt, nos trois pays menacent, gonflent leur poitrine… et se dégonflent piteusement à la première menace de riposte de la Russie. Une semaine de scénario à suspense, de montée de la tension, qui fait craindre jusqu’à l’éventualité d’un conflit ouvert entre les États-unis et la Russie, et à la fin, trois petits tours et puis s’en vont.

La Russie a gagné cette épreuve de force et le monde entier en a été spectateur :

  • Sur le plan diplomatique, elle n’a jamais perdu son sang-froid face à l’hystérie des trois pays occidentaux. Mieux que cela, la détermination et la crédibilité de la posture de dissuasion affichée par Vladimir Poutine a contraint nos matamores de super-marché à un repli honteux.

  • Sur le plan militaire, elle a montré la supériorité incontestable de ses systèmes de défense face aux moyens offensifs adverses, ce qui a du reste rendu crédible sa manœuvre diplomatique.

  • Pour l’avenir, cette opération lui donne l’occasion de revenir sur ses engagements de ne pas vendre de S-300 à la Syrie et à d’autres pays. Elle est dégagée de ses promesses verbales à ses « partenaires » occidentaux et est désormais maîtresse du jeu incontestée au Moyen-Orient.

Propagande et réalité

Au cours d’un entretien sur le média Russia Today France, l’ancien diplomate russe Vladimir Fédorovski observait la chose suivante. Au cours de la guerre froide, chaque bloc déployait sa propagande mais les dirigeants de part et d’autre faisaient clairement la différence entre la propagande et le monde réel. Les affaires du monde étaient traitées en vertu de la réalité de la situation et non sous le prisme de la propagande. Aujourd’hui, ce qui inquiète les diplomates russes, c’est que, chez les Occidentaux, les néocons, politiciens et médias, semblent être auto-intoxiqués par leur propre propagande. En cybernétique, cela se nomme une boucle de rétroaction positive, ou un amplificateur.

Ainsi, après l’opération « pet de lapin », nos médias dominants présentent nos trois matamores de super-marché comme les grands vainqueurs. Mais, à l’extérieur de la bulle médiatique occidentale, tout le monde a vu ce qui s’était passé, de l’Asie à l’Amérique latine. Cela va avoir des conséquences profondes sur la diplomatie de tous ces pays. Même chez nous, le fossé qu’il y a eu entre l’intensité dramatique de toute une semaine et sa conclusion – l’opération « pet de lapin » – pourrait bien infuser dans les esprits des individus lobotomisés par nos médias. La réalité pourrait bien reprendre le dessus sur la propagande.

Une semaine historique ?

En une semaine, aux yeux du monde, de même que la vérité sort du puits, la réalité nue a surgi du brouillard épais de la propagande. L’opération « pet de lapin » et les jours qui l’ont précédé, pourraient bien s’avérer un événement historique, au sens de ceux qui infléchissent fortement la flèche de l’Histoire.

Régis Chamagne