La muraille du sud

Les négociations en cours entre la Russie et la Turquie pour la livraison de systèmes de défense antiaériens S-400 illustrent l’accélération du changement de paradigme géopolitique. Les États-Unis utilisent tous les moyens possibles pour empêcher ce contrat.

Après bien des atermoiements, la Turquie se trouve à la croisée des chemins et va devoir choisir son camp, sans ambiguïté. Après avoir voulu le beurre et l’argent du beurre, après avoir essayé de jouer sur tous les tableaux pour élargir sa sphère d’influence dans la région au détriment de la Syrie, après avoir mené des démarches pour adhérer à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) puis soutenu l’opération saoudienne au Yémen, après avoir subi une tentative de coup d’État probablement orchestrée par la CIA et avoir été exfiltré par les forces spéciales russes, Erdogan doit revenir à la réalité.

Et la réalité est simple : en l’espace de deux ans et demi, la Russie est apparue aux yeux des novices ou des aveugles comme la première puissance militaire au monde, qualitativement, et s’est imposée comme maîtresse du jeu dans cette région que le général de Gaulle nommait « le Levant » ou « l’Orient compliqué ».

Le fil des événements

Depuis le mois de mars 2011, la Syrie subissait une tentative de déstabilisation de la part des pays occidentaux, et ce, sous la forme d’une révolution « de couleur ». La cause la plus probable est la décision de Bashar el-Assad d’opter pour le « mauvais » gazoduc. La Syrie se situe en effet à un endroit stratégique, un carrefour, sur les voies de communication entre le gaz du Moyen-Orient et l’Europe. Deux projets étaient en concurrence : un gazoduc partant du Qatar, traversant l’Arabie saoudite et la Syrie et débouchant en Turquie pour desservir l’Europe et un gazoduc partant d’Iran, traversant l’Irak et débouchant sur un port syrien pour desservir l’Europe via la Méditerranée. Le chef d’État syrien ayant choisi la seconde option, il fallait le renverser, au nom des droits de l’Homme, comme il se doit. La rhétorique de la propagande est pour cela bien rodée : un régime dictatorial, un peuple qui aspire à la liberté et un tyran sanguinaire qui massacre son peuple.

Cette fois-ci, le peuple syrien ne fut pas dupe et comprit que ce qui se jouait était la survie de la nation, l’exemple de la Libye étant suffisamment proche et éloquent.

On vit donc apparaître une opposition d’islamistes « modérés » soutenus par l’Occident et émerger du fond des sables un État islamique (EI) voulant établir un Califat. La coalition menée par les États-Unis cherchait officiellement à combattre cet EI. Pourtant, au résultat, après quatre ans de campagne aérienne contre cet EI, celui-ci réussit à progresser sur le terrain jusqu’à arriver aux portes de Damas. Il est curieux qu’une cible aussi facile (des convois dans le désert) n’eût pas été neutralisée par l’aviation occidentale tel que ce fut le cas au cours de la première guerre du Golfe et de l’invasion de l’Irak.

Quoi qu’il en soit, en septembre 2015, Bashar el-Assad demandait l’aide militaire de la Russie pour combattre les islamistes. Pour la Russie, l’enjeu était stratégique. En effet, si la Syrie était tombée, elle se retrouvait en première ligne face à la menace islamiste sur son flan sud. De plus, la Russie dispose d’un accès permanent à la Méditerranée grâce au port de Tartous qui lui est mis à disposition par la Syrie.

Le point de basculement

À peine Vladimir Poutine annonçait-il l’intervention de la Russie en soutien du gouvernement syrien que les frappes aériennes commençaient. À l’évidence, l’opération avait été bien préparée entre les armées syrienne et russe.

Sans entrer dans le détail des opérations militaires, l’observation des faits nous conduit à tirer les enseignements suivants :

  • La Russie a acquis incontestablement la supériorité, voire la suprématie, dans le domaine de la guerre électronique. Or celle-ci est le préalable à l’acquisition de la supériorité aérienne ainsi que je le démontre logiquement dans mon livre « L’art de la guerre aérienne ». Elle a su créer une bulle électromagnétique de protection pour mener ses opérations hors de la détection des radars de l’OTAN.

  • Plus généralement, la Russie a acquis la supériorité dans la maîtrise de l’information, à travers ses centres de commandement et à la lumière de la façon dont elle a conduit la manœuvre générale.

  • La Russie a mis en œuvre une panoplie d’armements nouveaux et très efficaces, inconnus jusqu’alors. Avec une force militaire relativement réduite, elle a obtenu des résultats stupéfiants si on les compare aux opérations occidentales de ces dernières décennies.

  • Cette opération militaire a servi de pôle de transformation de l’armée russe tout entière, que ce soit dans le domaine des matériels, des doctrines ou de la conduite des opérations. La récente implication de deux Soukhoï 57, chasseur de cinquième génération, corrobore cette hypothèse.

Deux ans et demi après le début de l’intervention russe en Syrie, on peut raisonnablement avancer que la Russie est la première puissance militaire au monde, sur le plan qualitatif.

Les nouvelles conditions stratégiques dans la région

Aujourd’hui, la Russie possède la base aérienne de Khmeimim, près de Lattaquié, pour une durée de 49 ans, pouvant être prorogée de 25 ans. Elle a de surcroît renforcé sa présence maritime grâce au port de Tartous. Elle est donc devenue le maître de la région. Grâce à sa supériorité électromagnétique, elle contrôle tout le Proche-Orient. Rien ne peut désormais se faire dans la région sans son assentiment, ou a minima sans sa neutralité.

Ainsi, Israël n’a dorénavant plus la supériorité aérienne au-dessus du Liban, ni peut-être même du plateau du Golan. Et quant à l’obsession d’Israël d’attaquer l’Iran, la Russie, tout en sachant que l’Iran lui est un partenaire stratégique, pourrait choisir ne pas interférer,. Il s’agit d’un réel changement de paradigme.

La Turquie donc, après bien des atermoiements, semble se ranger du côté de la Russie. Elle est en passe d’acquérir des systèmes de défense antiaériens S-400, malgré les pressions des États-Unis pour s’y opposer. Ce n’est pas encore fait, mais si le contrat se réalise, cela signifiera à terme, pour la Turquie, une intégration au sein de l’OCS et logiquement une sortie de l’OTAN.

Enfin, l’autre poids lourd historique de la région, l’Égypte, reste pour le moment discret, mais il est plus que probable que ses liens avec la Russie se renforcent, ne serait-ce que dans le domaine des matériels militaires (achat de S-300VM).

Finalement, la muraille du sud

Si donc la Turquie se décide à acquérir les S-400, alors il y aura de fait une barrière de défense antiaérienne contrôlée par la Russie, infranchissable dans les conditions actuelles et pour les décennies à venir, s’étendant de l’Iran à la Turquie en passant par l’Irak et la Syrie. Véritable muraille, cette barrière assurera la sécurité de la Russie sur son flan sud, le plus vulnérable jusqu’ici.

Conclusion

L‘intervention russe en Syrie aura été le révélateur du changement de paradigme géostratégique que l’on observait depuis plusieurs années, et dont le 3 septembre 2013 fut probablement le point d’inflexion (interception de missiles étasuniens par des S-300 russes en Méditerranée orientale). Les révélations de Vladimir Poutine sur les nouveaux armements hyper-véloces russes au cours de son discours du 1er mars dernier parachèvent le tableau.

Régis Chamagne