
« On ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse. »
Georges Clémenceau
En préalable, il est utile de préciser que la plupart des informations qui nous parviennent sont des informations de guerre, d’un côté comme de l’autre, mais essentiellement du camp russe. Il s’agit donc d’être prudent, ainsi que nous y invite la citation de Georges Clémenceau supra. Cela étant, les réactions officielles, en particulier celles émanant du camp occidental, constituent des indices forts sur les tendances lourdes à l’œuvre.
Je me propose d’analyser les événements du Moyen-Orient sous l’angle militaire d’une part, puis sous l’angle des implications géopolitiques d’autre part.
Analyse des opérations militaires, à partir des informations dont nous disposons :
- La première observation que l’on peut faire est que cette opération a été soigneusement préparée et que cette préparation a impliqué les planificateurs russes et les services de renseignements des pays de la région ayant des informations sur l’État Islamique (EI), les services syriens qui au passage ont une excellente réputation dans le milieu, probablement les services iraniens et peut-être même les services irakiens.
- La deuxième observation que l’on peut faire est que les Russes ont les moyens d’appliquer les principes élémentaires de la stratégie militaire : acquisition de la maîtrise de l’information en préalable à la supériorité aérienne, elle-même préalable aux actions de surface, sur terre et sur mer, soutenues par l’aviation et en étroite coordination avec elle.
La maîtrise de l’information repose sur un éventail de systèmes de recueil et de traitement de l’information ainsi que de systèmes visant à dénier l’accès à l’information aux forces de l’adversaire. Apparemment, les Russes ont acquis la supériorité dans le domaine de la guerre électronique sur l’OTAN. Le navire Priazovye d’interception électronique et de brouillage au large des côtes syriennes, les systèmes Krazukha-4 déployés au sol ainsi que les nacelles de brouillage électronique qui équipent avions et hélicoptères semblent offrir à l’aviation russe une bulle d’autoprotection électromagnétique dans l’espace aérien syrien. Cette supériorité dans le domaine de la guerre électronique avait déjà été pressentie lors de l’incident qui s’était produit en mer noire le 10 avril 2014 quand deux SU-24 avaient survolé douze fois le destroyer américain Donald Cook après avoir entièrement neutralisé son système de détection aérienne AEGIS par un brouillage dit de suppression. Cette fois-ci, elle s’exerce à l’échelle d’un théâtre d’opérations.
- La troisième observation que l’on peut faire est que l’efficacité de l’armée russe a fait un bond spectaculaire depuis les guerres de Tchétchénie il y a moins de dix ans. Dmitri Rogozine, vice premier ministre et en charge de l’industrie d’armement, avait d’ailleurs annoncé après le début de la crise en Ukraine que l’armée russe avait tiré les enseignements de ces guerres et était en refonte complète, tant dans le domaine des matériels et de l’industrie d’armement que dans ceux de la doctrine et de la chaîne de commandement.
On en voit les résultats concrets aujourd’hui. D’abord la logique stratégique à l’œuvre : maîtrise de l’information, supériorité aérienne, frappes stratégiques hiérarchisées et ciblées (centres de commandements, centres logistiques de carburant et d’armement, lignes de communication, unités blindées, centres d’entraînement), coordination et appui des troupes syriennes au sol pour la reconquête du territoire perdu. Ensuite la cohérence entre la stratégie générale et les moyens employés (missiles de croisière de très longue portée et de très grande précision, bombes aériennes de très grandes précision, systèmes de drones couvrant tout le spectre, etc.). Enfin la cohérence entre les niveaux stratégique, opérationnel et tactique qui découle de la hiérarchisation des actions et de leur implémentation dans le temps. Cela se matérialise par le fait que quand l’armée syrienne intervient au sol pour la reconquête du territoire (ce qui est le but ultime de toute cette manœuvre), elle le fait dans de bonnes conditions de succès car son action a été préparée par une suite logique d’opérations préalables.
Encore une fois, cette analyse repose sur des informations de guerre essentiellement en provenance des Russes. Cela étant, les critiques virulentes émises par certaines personnalités du camp occidental semblent accréditer l’efficacité de l’opération en cours. Le voile se lève.
Le voile se lève et les alliances se cristallisent :
La campagne militaire en cours provoque des réactions de colère et d’effroi dans les chancelleries des pays de l’OTAN et de leurs sbires ainsi que chez les analystes militaires. Ceci se manifeste entre autres par l’incohérence de la communication officielle occidentale tournant parfois au comique : annonce de dégâts collatéraux sur Twitter avant que le premier avion russe n’ait décollé ; accusations de bombardements des terroristes « modérés », jusqu’à la leçon de morale du président étasunien au président russe : « On ne rétablit pas la démocratie par des bombardements aériens. » L’Hôpital se moque de la Charité.
L’efficacité de l’action militaire russe en Syrie peut également se mesurer aux prises de position de certaines chancelleries ou de certaines personnes à l’égard de la Russie, telle l’Allemagne qui appelle à la fin des sanctions économiques contre la Russie, tel Sarkozy qui va se montrer auprès de Vladimir Poutine.
Ainsi, on voit se cristalliser un jeu d’alliances autour de la question syrienne. D’un côté, les États-Unis et leurs toutous français et anglais, Israël, l’Ukraine néonazie et encore la Turquie et les pays du Golfe, mais pour combien de temps ? De l’autre, la Russie, la Syrie, l’Iran, la Chine, l’Irak qui se rapproche de la Russie et l’Égypte qui s’est retirée sur la pointe des pieds de la coalition emmenée par l’Arabie Saoudite contre le Yémen et qui se repositionne doucement.
Cette cristallisation des alliances sonne le glas du projet étasunien de contrôle de l’Eurasie.
Le centre est perdu à moyen terme. La Russie qui tient la place centrale de l’Eurasie ramène vers elle les pays voisins et consolide le centre. Du côté occidental du continent, les États-Unis dominent encore l’Europe par le biais des institutions de l’UE qu’ils ont largement contribué à mettre en place, mais là encore on peut se demander combien de temps et à cet égard le jeu de l’Allemagne doit être observé de près. Enfin, du côté oriental, les manœuvres désespérées de la marine étasunienne en mer de Chine, plus provocatrices que dominatrices annoncent à terme la perte de l’influence étasunienne dans cette région. Il faut ajouter à ce tableau le partenariat entre la Chine et la Russie, à travers les BRICS et l’OCS en particulier ; partenariat qui semble robuste à la lumière des événements observés depuis le krach de 2008, et l’on voit l’alliance du centre et de l’orient. Il faudra toutefois bien observer l’évolution de l’Asie du sud-est ainsi que du sous-continent indien. Il faut enfin ajouter, pour élargir le panorama, que l’émancipation de plus en plus affirmée des pays d’Amérique latine à l’égard de leur parrain étasunien met fin progressivement à deux siècles de doctrine Monroe.
Le rêve de puissance globale et hégémonique des États-Unis sur le monde est en train de s’évanouir sous nos yeux.
En effet, les trois piliers de la puissance intégrale – économique, militaire et culturel – s’effondrent simultanément. Sur le plan économique, outre le niveau d’endettement de l’État fédéral, la situation de la population étasunienne est catastrophique : 70 millions d’individus vivent de la soupe populaire ; 80 % de la population est proche de basculer sous le seuil de pauvreté ; les infrastructures ne sont plus entretenues… bref, à ce rythme-là, les États-Unis vont bientôt ressembler à un pays du tiers-monde. Sur le plan culturel, le rêve américain, fondé sur l’argent et la promesse de pouvoir devenir riche facilement en étant pauvre au départ, se dissipe par le simple fait de la situation économique de la population. Le sentiment de puissance intégrale pouvait encore tenir tant que la puissance militaire des États-Unis lui octroyait une suprématie sur l’ensemble du globe. Or c’est précisément ce dernier pilier de la puissance étasunienne qui vient de s’effondrer depuis l’intervention russe en Syrie.
Certes, l’opération russe est d’ampleur moyenne : un peu plus d’une cinquantaine d’aéronefs déployés, avions et hélicoptères compris. En revanche, le rapport entre l’action mise en œuvre et les moyens engagés est surprenant et démontre une efficacité – un rapport efficacité/coût en quelques sortes – que ne peuvent atteindre ni les États-Unis, ni aucun pays de l’OTAN. Mais pire, sur le plan qualitatif la supériorité russe en matière de guerre électronique rend obsolète toute la quincaillerie conventionnelle des armées étasuniennes : portes-avions, AWACS, avions furtifs, etc.
Ainsi, nous assistons en direct à un basculement géostratégique à l’échelle du globe. Les faits objectifs ne laissent aucun doute possible. Reste qu’un animal blessé peut être dangereux, surtout s’il continue à vivre à l’intérieur d’un monde de fantasmes qu’il alimente lui-même par une propagande à laquelle il croit. Surtout aussi quand il dispose d’une capacité de frappe nucléaire telle que celle des États-Unis.
Le nœud gordien de la sécurité du monde se situe là. Au sein des instances de décision étasuniennes il y a des individus lucides et dotés de bon sens, entre autre parmi la haute hiérarchie militaire, et il y a aussi malheureusement des fous-furieux, psychopathes, en général néoconservateurs, qui nous font penser au Docteur Folamour plutôt qu’à d’anciens élèves d’une grande université.
Alors, troisième guerre mondiale ou pas ? Cela dépendra des interactions au sein des instances de décision à Washington ainsi que du tact dont saura faire preuve la diplomatie russe à l’égard de Washington.